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En Asie centrale, l'indissoluble "flou frontalier" soviétique

En Asie centrale, la chute de l'URSS a laissé des frontières tortueuses et contestées. Le Tadjikistan et le Kirghizistan n'ont jamais réussi à s'accorder sur le tracé entre les deux pays, où émergent régulièrement des affrontements de plus en plus violents. MARION FONTAINE Publié le 01/12/2022 à 16h10 - Mis à jour le 02/12/2022

Plus d'une centaine de morts et de blessés, 150 000 déplacés, des habitations et infrastructures détruites. En septembre dernier, un échange de tirs entre gardes-frontières à la frontière entre le Tadjikistan et le Kirghizistan s'est transformé en véritable conflit armé d'une ampleur inédite. Si cette région s'embrase régulièrement – en janvier, des tirs de mortiers et de drones ont frappé la zone et, au printemps 2021, des affrontements ont causé la mort d'une cinquantaine de personnes – cet incident est le plus grave depuis 1991 et l'indépendance de ces deux anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale.

Les affrontements de 2021 et de septembre 2022 ont marqué un tournant dans ce qui n'était considéré il y a encore quelques années comme de simples échauffourées et désaccords de voisinage. Certains observateurs y ont vu un effet de la guerre en Ukraine : la Russie, absorbée par son offensive à l'ouest, se retrouve incapable de maintenir l'ordre dans sa zone d'influence traditionnelle. "Or ne voir dans ces poussées de violence que la conséquence d’un affaiblissement de la Russie revient à ignorer l’historicité de ces conflits et les dynamiques propres à ces régions", soutient pour Le Grand Continent Marie Dumoulin, directrice du programme Wider Europe au sein du Conseil européen des relations internationales.⋙ Dans le Caucase et l'Asie centrale, la Russie en perte d'influence

Les frontières en Asie centrale, un héritage de la colonisation russe
Pour comprendre ce conflit qui couve depuis trente ans, il faut revenir longtemps en arrière. Les cinq pays d'Asie centrale – le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan – sont des constructions politiques récentes. Avant la colonisation russe des XVIIIe et XIXe siècles, aucune frontière ne les délimite réellement : les immenses étendues de steppes au nord étaient habitées par des tribus nomades ; le sud sous l'influence de khanats et d'émirats. L'empire tsariste partage ces régions en gouvernorats, mais il faut véritablement attendre la création de l'URSS pour voir s'esquisser les contours frontaliers actuels.
Dans les années 1920, Staline lance sa politique des nationalités. Des territoires "nationaux" sont créés selon la composition ethnique ou la nationalité de leurs populations : l'Ouzbékistan pour les Ouzbeks, le Kazakhstan pour les Kazakhs, etc. Un principe très important pour le gouvernement soviétique, pourtant "improbable en Asie centrale, où la population est mélangée et où le concept de nation n'existe pas", souligne Isabella Damiani, maîtresse de conférences en géographie à l’université Paris Saclay/Université de Versailles, spécialiste de l’Asie centrale post-soviétique.

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Les frontières n'ont de cesse d'être remaniées jusqu'à la fin des années 1950. Des commissions intra-républicaines sont alors missionnées pour ajuster les tracés selon le principe d'utilisation de facto. Par exemple, si, au Tadjikistan, une majorité de Kirghizes utilise des terres, ces dernières reviendront au Kirghizistan. La vallée du Ferghana, région au pied des montagnes du Pamir et au cœur de l'Asie centrale, à cheval sur trois pays, se retrouve alors morcelée en huit enclaves.
Ces frontières ne sont que des limites administratives sans conséquences pour la vie quotidienne des habitants. Après tout, l'URSS est un système uni aux républiques interconnectées. "Du réseau hydrique ou ferroviaire, tout est fait pour marcher ensemble", explique Isabella Damiani. C'est là que le bât blesse.

Quand les frontières se matérialisent

En 1991, l'URSS s'effondre. Les républiques soviétiques d'Asie centrale, qui, avec ces frontières, n'avaient jamais existé sous la forme d'un État-nation indépendant, s'émancipent de Moscou. Ce qui n'étaient que de simples lignes sur une carte deviennent alors de véritables frontières internationales, bien réelles. Les différents régimes de ces tout jeunes États-nation se réapproprient alors le discours ethno-nationaliste soviétique, dans une volonté de se différencier de leurs voisins, de renforcer la cohésion et l'identité nationale, et d'asseoir leur légitimité. Les frontières se matérialisent. Et ce, "malgré l’existence de nombreuses minorités dans leur population", déplore la spécialiste de l’Asie centrale post-soviétique.

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Peu se risquent à l'épineuse question de la délimitation et la démarcation des frontières. Lors de rares rencontres, des accords sont trouvés plus ou moins facilement. C'est notamment le cas, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, entre le Kazakhstan et le Kirghizistan, ainsi qu'entre l'Ouzbékistan et le Turkménistan. Mais, dans la vallée du Ferghana, où les frontières tortueuses sont faites d'enclaves et de détours, la situation est beaucoup plus difficile.
Surtout entre le Kirghizistan et le Tadjikistan. Sur les 984 kilomètres de frontière qui séparent les deux pays, près de la moitié n'est toujours pas délimitée depuis 1991. Des dizaines de portions des tracés sont toujours des zones contestées. C'est ce qu'Isabella Damiani appelle le "flou frontalier soviétique". Cette situation critique se cristallise surtout dans la partie occidentale, où se trouvent les principaux foyers de peuplement.

Ce flou frontalier est un leitmotiv que l'on retrouve dans tout l'espace post-soviétique – Isabella Damiani, spécialiste de l’Asie centrale post-soviétique
Douchanbé et Bichkek brandissent tous deux leur passé au sein de l'URSS pour légitimer leurs revendications frontalières. Le Tadjikistan aux accords établis, sous Staline, lors de son indépendance de l’Ouzbékistan en 1929, où l'actuelle enclave de Voroukh (voir carte ci-dessus) n'est pas une enclave, mais une partie convexe de son territoire. Le Kirghizistan, lui, le résultat des accords des années 1955-1959, signés sous Nikita Khrouchtchev, où Voroukh est bien entourée de territoire kirghiz.

À cette équation impossible s'ajoute l'épineuse question de l'accès aux pâturages et à l'eau, stratégiques dans ces régions extrêmement pauvres, où l'agriculture emploie les trois-quarts de la main-d’œuvre locale. En avril 2021, les affrontements avaient d'ailleurs été déclenchés au réservoir de Golovnoï, qui irrigue les terres de la province kirghize de Batken comme celles de la province de Sughd, au Tadjikistan. La répartition de ses eaux est codifiée depuis l'époque soviétique, rappelle Le Monde : 55 % est destiné au Tadjikistan, 37 % au Kirghizistan et 8 % à l’Ouzbékistan. Mais le partage se fait un peu plus difficile chaque année alors que les réserves en eau s'amenuisent et la terre s'aridifie.

Une résolution impossible

La Russie a tenté de se positionner en tant qu'arbitre, mais Douchanbé et Bichkek ont longtemps refusé toute médiation extérieure. L'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance militaire régionale considérée comme le pendant oriental de l'Otan, brille par sa passivité. Le président du Kirghizistan, Sadyr Japarov, avait pourtant demandé après les affrontements de septembre l'intervention des forces de maintien de la paix de l'alliance. Et puis, "comment intervenir alors qu'un pays est persuadé qu'un territoire lui appartient, mais que l'autre pays revendique ce même territoire ?", s'interroge Isabella Damiani. "C'est un véritable bras de fer politique : tout le monde veut montrer qu'il est plus fort que l'autre, qu'il a raison contrairement à l'autre". D'autant que le conflit est instrumentalisé par le pouvoir de part et d'autre de la frontière.

⋙ Qu’est-ce que l’OTSC, Organisation du traité de sécurité collective ?

Au Tadjikistan, le président Emomali Rahmon – 70 ans, dont 30 à la tête du pays – instrumentalise les questions sécuritaires aux frontières pour asseoir son autorité et refuse toute concession, de peur de fragiliser son autorité avant de céder le pouvoir à son fils. Côté Kirghizistan, le populiste Sadyr Japarov, élu en 2020 sur la promesse de retrouver la maîtrise des frontières, a confié la gestion des gardes-frontières au Comité d’État pour la sécurité nationale, ancienne filiale du KGB kirghize. Preuve d'une dérive autoritaire dans la gouvernance de la frontière, estime le spécialiste de l'Asie centrale post-soviétique Olivier Ferrando sur The Conversation.

La perspective d'une résolution pérenne du conflit semble pour l'heure impossible. "C'est aux gouvernements de faire chacun un pas vers l'autre, mais, pour l'instant, il n'y a aucune volonté des deux côtés", insiste Isabella Damiani. Bichkek et Douchanbé s'accusaient encore, mi-octobre, de déstabilisation. Par communiqués interposés, les gardes-frontières dénonçaient l'utilisation de drones des deux côtés, le transfert de personnel et d'armes, et le creusage des tranchées. Dans le même temps, le Kirghizistan a annoncé l'achat à la Biélorussie de missiles S-125, qui seront positionnés à Batken.

Marie Dumoulin abonde au Grand Continent : "En lançant une guerre massive contre l’Ukraine, la Russie a fait tomber un tabou qui avait jusqu’à présent permis de contenir les tensions héritées de l’effondrement de l’Union Soviétique : celui de la violence armée interétatique en tant qu’instrument au service d’objectifs politiques".